Table des matières

Le guérisseur

Le gros matou gris ronronne. C'est semblable à une boîte de vitesses. En première, il faut une oreille fine pour l'entendre. En deuxième, il émet un son doux et continu. En troisième, les voisines de Rosa l'entendent. Et en quatrième, la salle de zoothérapie du Centre "Aux portes du ciel" prend vie.

La vieille Rosa, assise dans sa chaise roulante, caresse l'échiné du chat. Son geste est machinal car sa main n'a plus de sensibilité.

Le chat se nomme Gaston. Il appartient à une préposée du Centre qui l'amène deux fois par semaine.

Gaston est un chat sociable qui se prête parfaitement à son rôle de guérisseur. Il est habitué à toutes les sortes de caresses malhabiles. Il aime qu'on le touche.

Au début, Rosa ne voulait pas entendre parler de chiens et de chats qui font du bien. Une chute toute bête l'avait rendue dépendante des autres. Depuis ce temps, elle vivait enfermée dans sa tête. Si on l'embêtait, elle avait des sursauts d'une violence rare. On a donc laissé Rosa à sa solitude.

Un jour, par ennui, Rosa est entrée dans la salle. Il y avait quatre chats et trois résidents. L'intervenante, qui ne connaissait pas Rosa, lui a mis Gaston sur les genoux. Celui-ci a immédiatement démarré son ronron.

Rosa a regardé cet intrus bien couché sur ses membres inférieurs inutiles. Cette première fois, elle ne l'a pas touché. Une voisine lui a dit son nom. Depuis ce temps, Rosa réclame Gaston. Qui a le même nom que son défunt mari!

Le grand timide

Antoine a vingt ans. Il mesure plus de six pieds. Tout le monde dit qu'il est beau. Il pourrait avoir plein d'aventures avec les filles. Ou avec les gars, pourquoi pas!

Antoine a un grave problème. Il est timide comme c'est pas possible. Il a toujours été ainsi. Même sa mère l'intimide quand elle parle trop fort.

À la petite école, c'est l'enfer. Antoine a plein de questions dans sa tête. Il n'en pose jamais aucune. Il a trop peur. Peur de mal dire sa pensée. Peur de faire rire de lui. Peur de bafouiller. Il espère qu'un autre élève lève la main et pose sa question. Ça n'arrive pas toujours.

Le petit Antoine attend d'être grand pour parler. Pour parler à Émilie, sa voisine de droite dans la classe. Émilie et ses grands yeux noirs qui lui font battre le cour.

Et grand, Antoine l'a été rapidement. A douze ans, il paraît en avoir quinze. Sa timidité l'accompagne toujours. Il rougit pour des riens. Il marche gauchement, empêtré qu'il est dans ses grands souliers d'adulte.

La polyvalente, c'est l'enfer. Les exposés oraux le rendent malade à en crever. Il est le souffre-douleur des plus vieux. On le taxe souvent et Antoine se tait.

Émilie, maintenant sa voisine de gauche, parle des garçons avec sa copine Nathalie. Antoine attend d'être plus grand encore pour parler à Émilie. Son cour bat toujours pour elle seulement.

À dix-sept ans, Antoine quitte l'école. Il travaille à plein d'endroits, soumis et silencieux, mal dans sa peau et dans sa tête. Il regarde Émilie qui demeure sur la même rue que lui. Elle marche main dans la main avec un garçon, toujours le même depuis un certain temps. Antoine attend toujours d'avoir la bonne formule pour parler à Émilie.

Antoine est dans l'église, le cour en mille miettes. Émilie, son Émilie, se marie avec quelqu'un d'autre.

Les préparatifs

Lucette est très malade. On doit l'opérer au cour. Une artère est bloquée. Tout l'étage de cardiologie se rappellera son passage et sa peur de mourir.

Lucette pense à la mort qui viendra la prendre de façon sournoise. C'est une idée fixe. Elle en parle aux autres malades et les énerve. Sa voisine de lit a même demandé un changement de chambre. L'infirmière chef a dû intervenir. Mais rien n'y fait! Lucette continue son manège macabre.

Elle fatigue son mari. Elle enrage son frère. Elle a tellement épuisé sa fille que celle-ci a arrêté ses visites.

La journée précédant son opération a été la pire. Lucette voulait signer un pré-arrangement funéraire avec la maison Urgel Bourgie.

  • Toute ma famille est passée par là, dit-elle, et ils ont eu un bon service.

Comme si les disparus venaient remercier leurs croque-morts de leur embaumement réussi!

Lucette tient à rencontrer un représentant du salon funéraire. Elle veut discuter affaires avec lui. Roméo, son mari, a plié l'échiné comme il le fait toujours devant les caprices de sa femme. Au-dedans de lui, il souhaite presque qu'elle reste sur la table d'opération.

  • Si je te laisse faire Roméo, tu vas te faire avoir sur le prix. Ces gens-là sont des vautours. Ils profitent de la peine de la famille. Vaut mieux prendre les devants! Tu te rappelles ma tante Éva? Personne ne la reconnaissait! On lui avait trop étiré la bouche. Elle semblait rire de tout le monde.
  • Peut-être bien que c'est ce qu'elle faisait aussi, dit Roméo, en regardant sa femme s'emparer du téléphone pour prendre rendez-vous avec un représentant. Elle a toujours été moqueuse!

Vers l'heure du souper, un contrat est signé entre Lucette et Urgel Bourgie. Tout est écrit noir sur blanc. Roméo verse un acompte sur la mort de sa femme. Lucette est ravie de son cercueil. Son faire-part est même rédigé.

  • Roméo, tu n'oublieras pas les vêtements que je veux porter au salon. C'est peut-être mieux que je te fasse une liste ...

Ce soir-là, Roméo part avec un bout de papier à ranger dans le tiroir de la cuisine. Sa femme a tout écrit: du soutien-gorge à la broche du chemisier. Lucette est prête pour son opération.

Et tout s'est bien déroulé!

La dent

La main se lève pour frapper et retombe. C'est la première fois que la pensée de frapper lui vient.

Le bébé, innocent de cela, crie sa douleur.

  • Une autre dent qui perce, se dit la gardienne. Et c'est encore sur moi que ça tombe! Quelle malchance!

Elle tente de lui changer les idées et lui fait des grimaces. Quelquefois ça marche et Simon cesse alors de hurler à fendre l'âme. Cette fois-ci, rien n'y fait. C'est comme de vouloir arrêter un courant marin.

Le vacarme du bébé martèle la tête de Julie. Simon est tout rouge. Il s'étouffe dans sa rage sans mots, cherche son air et repart de plus belle. Ça fait vingt minutes que ça dure.

Que le petit Simon crie autant affole Julie. Elle sent de la violence monter en elle. Elle doit rester calme à tout prix, sinon...

Pourtant, elle a fait tout ce qu'il fallait. Elle a mis du gel sur ses gencives. Simon a été calme pour quelques minutes. Elle lui a fait mordre l'anneau froid, conçu pour soulager la douleur des gencives. Simon l'a lancé par terre.

Que peut-elle faire d'autre? Même Bouboule, le chat noir qui laisse l'enfant l'approcher d'habitude, a fui la pièce. Julie essaie une chanson mais sa voix est couverte par les cris de Simon.

Tous les essais de Julie sont inutiles. Son impuissance l'humilie. Elle en veut à Simon. Elle en veut à sa mère qui lui a dit que c'était facile de garder des bébés de huit mois. C'est comme de jouer à la poupée. Les poupées, tu peux les mettre de côté! Tu peux enlever les piles pour ne plus les entendre pleurer! Tu peux même les lancer par terre!

Julie tente de récapituler. Simon a mangé. Il a fait son rot. Le chandail de Julie en témoigne. Elle a lavé Simon. Il a ri tout le temps. Simon adore l'eau. Sa couche est propre; Julie a vérifié.

Est-ce que Simon ferait de la fièvre? Julie se dépêche. Où est le foutu thermomètre? Jamais à la bonne place quand il le faut! Et Simon qui continue à crier! Julie le dépose sur la table à langer. Elle se penche pour regarder dans les tiroirs.

Une intuition vive lui fait lever la tête. Simon est tout près de basculer. Julie pousse un cri comme jamais elle n'a poussé de sa vie. Simon se fige et cesse de hurler. Le temps s'arrête. C'est comme un film au ralenti.

La main se lève pour retenir... et retient.

L'anniversaire

  • C'est beaucoup trop! Vous n'auriez pas dû! Vous devriez garder votre argent pour des choses plus importantes.

Louise regarde sa belle-mère et pousse un long soupir. A chaque anniversaire, elle entend ces mêmes répliques. On dirait un vieux disque usé.

La soirée vient de commencer et elle serait longue. "Vivement demain!", pense-t-elle.

  • L'aimez-vous au moins? Allez-vous le porter cet ensemble? Je peux l'échanger pour autre chose. Votre fille et moi, on a pensé que ça vous irait bien!

Élise, la fille de Claudette, semble sur le point d'exploser. Sa mère tripote le tissu et marmonne à voix haute.

  • C'est beaucoup trop! Je ne sors plus! Votre père est toujours malade! Élise, tu m'as dit que tu avais de la difficulté à arriver. C'est de la folie! A l'âge que j'ai, je ne veux plus de cadeaux! Mon plus beau cadeau, c'est de vous savoir heureux.

Les derniers mots sonnent faux et un silence se fait. Élise regarde son frère. Son frère regarde sa femme. Sa femme regarde son beau-père. Qui va prendre la parole? Qui va dire les mêmes mots que l'année passée? Qui va jouer ce jeu si souvent répété?

Louise, habituée à sa belle-mère, prend la parole. Les personnes âgées, elle connaît. Ça fait dix ans qu'elle les soigne. Elle veut aussi éviter la chicane annuelle.

  • Vous devriez essayer l'ensemble et on verrait mieux. Si un morceau ne vous plaît pas, vous pouvez l'échanger. Vous avez beaucoup donné dans votre vie. C'est à votre tour de recevoir des...
  • Ça c'est vrai que j'ai tout donné! Élise et Denis ont manqué de rien. Quand on sait qu'il y a des enfants qui n'ont rien! C'est vrai que vous avez manqué de rien! Dites-le!
  • Tu as raison maman! On a eu trois repas par jour. On a été habillé. On a été lavé. Élise récite la formule magique.
  • C'est ce que je dis toujours! Il faut nourrir, habiller et laver ses enfants, sans attendre rien pour nos vieux jours. On ne se trompe jamais comme ça. Tu ne m'appelles pas souvent Élise! Une chance que Denis est là et qu'il me donne des petits enfants. La jupe me semble trop longue! Je vais l'essayer pour voir.

Claudette met l'ensemble. Tout lui va bien et tout le monde le lui dit. Elle continue quand même à chialer sur tout et sur rien.

Bon anniversaire maman! À l'année prochaine!

La vengeance

Juliette a soixante-cinq ans. Entourée des vieux meubles de sa famille, elle se rappelle l'époque de la noirceur. C'était le Québec des années quarante.

À quinze ans, elle avait dû quitter la terre familiale de Sainte-Rose.

  • Trop de bouches à nourrir, lui avait dit sa mère. Va à la ville ma fille. Le travail est là.

Juliette se rappelle ces mots comme si c'était hier. Elle avait vainement tenté de convaincre sa mère. Elle lui avait dit sa peur de partir.

  • C'est la volonté de ton père! Soumets-toi et obéis!

Juliette savait que ces derniers mots de sa mère étaient faux. Le patron de la maisonnée, ce n'était pas son père. Il filait doux comme un mouton devant les volontés de sa femme.

C'était la même chose pour ses frères. Jamais un mot plus haut que l'autre quand ils parlaient à la mère. Dans son dos, c'était autrement. Ils laissaient aller leur amertume profonde. Juliette les avait entendus bien des fois, cachée dans le foin.

À la table, la terre et l'argent étaient les sujets qui revenaient toujours. La terre, généreuse une année et avare l'autre. Toute leur vie tournait autour des semis et des récoltes.

C'était aussi la vie que voulait Juliette. Cette terre, elle l'avait dans le sang! Elle en connaissait les moindres parcelles. L'odeur du fumier lui collait à la peau. Elle avait des droits sur tout cela comme ses frères.

Mais à quinze ans, elle avait appris qu'être une fille valait peu. Alors était venue la haine. Celle qui dure une vie.

L'exil de Juliette s'est étalé sur un demi-siècle. Pas de mari! Pas d'amies! Pas de plaisirs! Juliette a travaillé sans arrêt. Rien ne la rebutait!

La terre et l'argent! C'est tout ce qui tournait dans sa tête. Elle semait ses économies pour récolter.

À sa famille, elle n'a jamais donné de nouvelles. On ne parle pas à ses ennemis! On les suit de loin! Juliette a engagé un détective privé pour tout savoir de leur vie. Elle a dépensé de grosses sommes.

Elle a su la mort de son père. Elle a su la dispersion de sa famille. Sa mère vivait sur la terre avec son aîné et sa famille.

Elle a appris leurs difficultés financières. L'aîné gérait mal la terre. La municipalité les a obligés à vendre. Trop de dettes.

Juliette est partie de la ville pour la campagne. Elle a acheté la terre familiale pour une bouchée de pain.

La vengeance est un plat qui se mange froid!

Le vendeur numéro un

  • Si j'étais toi, j'appellerais Nez Rouge!

André, le propriétaire, dit cela sur le ton de la conversation. Des clients lui font signe au bout du comptoir. Il laisse Rémi sur cette recommandation.

Rémi, représentant pour une compagnie d'aspirateurs, vient tous les soirs à cet endroit nommé "Le Répit". Toujours sur la route, il se vante d'être un fameux conducteur. En dix ans de travail comme vendeur, il n'a eu qu'un seul accident. Et c'était la faute de l'autre: un conducteur ivre.

Sa journée a été dure. Il revient d'un coin perdu de l'Abitibi. Depuis douze jours, il loge à Val-D'Or. Il traverse de petits villages et fait du porte-à-porte. C'est le bon temps pour vendre. Noël arrive dans deux semaines.

Rémi a une belle tête et la parole facile. Le vrai vendeur! Pourtant, il n'a pas réussi à faire signer un seul contrat. Il en veut aux gens de la campagne. "Des pas grand-chose, près de leurs sous", se dit-il en avalant sa bière.

Son pichet de bière est vide. Rémi fait signe à André.

  • André! Une petite dernière vite fait pour la route!

Rémi voit André hésiter.

  • L'hôtel est à dix minutes d'ici. Si tu ne me donnes pas ma bière, je traverse et je vais chez ton concurrent. Je reste encore dix jours dans cette ville. Je peux boire et manger à un autre endroit que chez toi!

L'appât du gain l'emporte chez André. "Après tout, il doit savoir ce qu'il fait." pense-t-il en lui servant son verre.

Rémi, content d'avoir persuadé André, pense déjà au lendemain. Il va régler son problème de ventes. C'est simplement une question de méthode. C'est ce qu'il dit toujours aux recrues de la compagnie. "Le plus important est de mettre le pied dans la porte. Après, il faut que le client se mette les pieds dans les plats. Et voilà la vente dans la poche!"

Cette façon de vendre, Rémi l'a apprise aux États-Unis. Depuis, il est le meilleur vendeur de l'entreprise. Cette année, un jeune le talonne de près et ça l'insulte. A-t-il perdu sa touche magique?

Rémi forme de jeunes vendeurs pour arrondir ses fins de mois. En chacun, il voit un ennemi qui le rapproche de sa retraite.

Les bières commencent à faire leur effet sur Rémi. Il se sent incompris. Tout le monde cherche à lui nuire. Demain, il va montrer à tous de quel bois il se chauffe.

Rémi, gonflé à bloc et survolté, quitte le bar. André le regarde tituber vers la sortie et hoche la tête.

C'est la dernière fois qu'il voit le vendeur numéro un.

Rémi, qui voulait tellement être reconnu, a fait les nouvelles du lendemain.

Un conducteur ivre avait mal négocié une courbe. Sa voiture a brûlé. Les policiers ont retrouvé un corps calciné et des débris d'aspirateurs.

Les deux sœurs

Pauline fête ce soir ses quarante ans chez sa sœur Diane. Diane est mariée et a deux filles. Ses deux rayons de soleil, comme elle dit souvent. Elles sont à un camp de vacances.

Pauline et sa sœur, c'est comme le jour et la nuit. Diane est contente de ce que la vie lui apporte. Pauline est toujours insatisfaite. Diane aime les gens. Pauline s'en méfie comme de la peste. Diane vit sa vie. Pauline la regarde passer. Le bonheur court après Diane. Le malheur galope derrière Pauline.

Un nouveau drame est arrivé à Pauline et elle profite de son auditoire pour en parler abondamment. Le mari de Diane, Serge, regarde l'heure en évitant d'intervenir. Il connaît bien sa belle-sœur. Elle en a encore pour un moment à monopoliser l'attention.

  • Ma patronne m'a donc virée sans ménagements. Moi je vous dis, avoir une femme aux commandes c'est l'enfer! Elles sont pires que les hommes. Je lui ai quand même dit ma façon de penser. Toi, ma pauvre Diane, tu aurais pris la porte sans rien dire. Dans la vie, il faut mordre sinon on est mordu!

Pauline demande s'il reste du vin. Serge va chercher une autre bouteille.

  • Comme si c'était ma faute si un fou s'est jeté devant le métro! Je lui ai dit d'écouter les nouvelles si elle ne me croyait pas. Et tout ça la journée de ma fête. Quel beau cadeau! J'ai quarante ans et les injustices continuent. Dieu du ciel! Dans quel monde vivons-nous!

Diane est navrée pour sa sœur et voudrait l'aider comme à son habitude.

  • Serge, en attendant, tu pourrais reprendre Pauline à ton garage pour la facturation ou autre chose. Je suis sûre qu'elle va se trouver vite un autre travail.

Diane regarde son mari. Un silence passe. Le genre de silence qui annonce un orage. Pauline regarde aussi son beau-frère. C'est alors l'explosion chez Serge.

  • Diane, j'ai pris ta sœur deux fois au garage et elle a semé le trouble. La dernière fois, nous deux, on a frisé le divorce. Mon meilleur employé a voulu me quitter. Et tu me redemandes ce soir, encore une fois, de la sortir de ses ennuis. Est-ce que tu...

Diane, dans un élan du cour, coupe la parole à son mari.

  • Mais mon chéri, cette fois-ci ce sera la dernière. Je n'ai que Pauline dans ma vie...
  • Et moi, et nos enfants, on est qui?
  • Tu sais bien ce que je veux dire! Je parle de ma famille. Et une famille, ça doit s'aider! Sinon, rien n'a plus de sens dans la vie. Un jour, ce sera peut-être Pauline qui nous aidera.

Serge regarde sa femme et éclate de rire.

  • Diane, t'es aussi naïve que ta sœur est compliquée et tordue! Réveille un peu! Ta sœur n'a jamais gardé un emploi plus de deux mois. Et ce n'est jamais de sa faute! C'est toujours le patron qui ne comprend rien, ou les collègues, ou les clients.

Serge se lève et s'approche de sa belle-sœur.

  • Dis-lui, toi Pauline, que c'est comme ça que ça se passe! Dis-lui que c'est la faute de tout le monde, que ce n'est jamais de ta faute! Dis-lui que c'est la même chose dans tes relations avec les hommes. Dis-lui comment ça s'est passé avec Émile! Comment tu as tenté de lui mettre le grappin dessus! Pour lui dire, quand il s'est sauvé, qu'il était un salaud comme les autres. Mais, ma pauvre, Émile est parti car tu lui suçais son énergie. Comme tu le fais avec ma femme.

Les dernières paroles de Serge font lever rapidement Pauline de son fauteuil. Elle accroche son verre de vin et ne peut le retenir. Le liquide rouge éclabousse la robe toute neuve de sa sœur.

Elle ne remarque pas l'air de Diane, trop préoccupée à vouloir en découdre avec ce beau-frère qu'elle n'a jamais aimé.

  • Je t'avais bien dit de ne pas le marier. Regarde-le! Il essaie de se mettre entre nous deux! Émile voulait qu'on se marie. C'est moi qui ne voulais pas. C'est sûr qu'Émile dit le contraire à ses amis de beuverie.

Pauline s'aperçoit de sa gaffe mais trop tard. Serge a diminué la boisson de beaucoup. Parce qu'il aime plus Diane et ses deux filles que la bouteille.

Diane ne fait qu'un seul geste. Elle le sait irrévocable. Peut-être aurait-elle dû le poser il y a longtemps.

Elle montre la porte à sa sœur.

La rumeur

À l'usine Turner and Son's Alimentation, une rumeur court depuis une semaine.

Elle a démarré des bureaux et elle s'est rendue jusqu'à la production. En cours de route, elle a gonflé et fait des ravages. Les superviseurs ont bien tenté d'y mettre fin. Impossible! C'est comme essayer d'éteindre un incendie avec des verres d'eau. Un département en particulier est en ébullition. Celui où on charge et où on décharge les camions.

Dans ce département de douze ouvriers travaillent Daniel, Luc et Richard. Des copains de travail aussi rapides à se taquiner qu'à se fâcher.

Des trois, c'est Daniel qui a le plus d'emprise sur les deux autres.

Depuis deux jours, le trio parle sans arrêt de la rumeur et jette de l'huile sur le feu.

Daniel est le plus actif. Il répète à tous les gars les mêmes formules, du genre: "Y faut se préparer au pire!", "On peut pas faire confiance à des patrons qui font leurs profits sur notre dos.", "Je vous l'ai souvent dit, un syndicat maison, c'est de la frime! Roger, notre président, n'en sait pas plus que nous! Y va baisser ses culottes devant les Anglais comme dans le temps de nos parents!", "L'entrepôt est à moitié vide! Ça veut dire quoi? Ça veut dire que l'usine va fermer et qu'on va se retrouver le cul sur la paille!".

Pendant que Daniel se fait aller la gueule, un conducteur, Manuel, attend que son camion soit chargé. Il n'apprécie pas plus qu'il ne faut ce jeune de trente ans qui tente de faire la loi dans le département.

Six mois seulement que Daniel a commencé et il est déjà responsable de deux incidents. Joe, le superviseur, a laissé aller. Il donne toujours plusieurs chances au coureur. C'est pourquoi les gars le respectent. Sauf que Joe se fait vieux et il perd la main. C'est ce qu'observe Manuel, en ce jeudi après-midi.

Des rumeurs, Manuel en a déjà entendues plusieurs. Ça fait vingt ans qu'il conduit pour la compagnie. Certaines se sont avérées vraies. La plupart étaient fausses et mal interprétées.

À donner bêtement dans toutes les rumeurs, on risque gros bien souvent. Mieux vaut attendre, voir venir et agir en conséquence, pense Manuel en regardant ce petit coq de Daniel s'agiter.

Manuel voit Daniel tasser Luc dans un coin. Il n'entend pas mais ça semble sérieux. Luc essaie de se déprendre. Daniel le maintient collé au mur. Richard s'interpose. Daniel le bouscule.

Tout se passe alors très vite. Les gars lâchent leur boulot et se précipitent. Ça hurle de tout partout. Ça s'injurie. Des coups sont donnés.

Le vieux Joe sort de son bureau. Il n'en croit pas ses yeux. Jamais il n'y a eu de bataille dans son département. Des engueulades, des frictions, ça oui! Souvent à part ça! Tout finissait par rentrer dans l'ordre. Mais ce qu'il voit là le dépasse. Douze gars pêle-mêle. Même Manuel est dans le tas.

Joe s'élance. Ses vieilles jambes le supportent mal. Manuel le voit venir et tente de l'arrêter. Rien n'y fait. Joe empoigne les hommes un par un. Tous se calment quand ils le reconnaissent. La mêlée s'étire et permet à Joe de comprendre un peu mieux.

Il voit alors Daniel qui s'acharne sur Luc. Joe l'agrippe par un bras pour lui faire lâcher prise. Daniel, hors de lui, se retourne et frappe. Joe s'effondre, inanimé. Manuel, arrivé trop tard, ceinture Daniel et l'immobilise. Hospitalisation pour Joe et Luc. Arrestation pour Daniel.

À l'hôpital, Luc a expliqué pourquoi Daniel l'avait attaqué. Il voulait faire un coup d'éclat si l'usine fermait. Des contacts à lui pouvaient lui procurer quelques bâtons de dynamite. Luc avait refusé et tenté de le raisonner. Daniel, se sentant trahi, l'avait agressé. Luc ne se rappelle plus rien d'autre. Il y a bien les mots "mon père" que Daniel répétait sans arrêt en le frappant, mais tout est flou dans sa tête. Commotion cérébrale et quelques côtes fêlées. Il s'en sort à bon compte comparé au vieux Joe qui n'a pas repris conscience.

Le lendemain, les soixante-quatre employés de la Turner and Son's apprenaient que l'usine fermerait deux semaines pour agrandir l'entrepôt. Durant ce temps, les ouvriers touchés par cette mesure prendraient leurs vacances.

Un des fils Turner avait jonglé avec l'idée de vendre l'usine car les profits baissaient. Le vieux Turner et son autre fils préféraient agrandir et chercher de nouveaux débouchés. La rumeur venait d'un cadre qui avait entendu la famille en discuter.

Six mois plus tard, Daniel passait en procès. Les douze gars de l'entrepôt y étaient comme témoins. Joe était là aussi. Il avait pris sa retraite. Le vieux Turner avait été généreux pour lui. Dans son français cassé, il l'avait remercié pour toutes ses années de service.

À la barre, Daniel racontait comment son père avait fait faillite à cause des Anglais. Il disait aussi comment la rumeur avait empoisonné son jugement et mêlé son histoire à celle de son père.

Publications du Tour de lire

Des sons en progression, 1989
La méthode phonétique au niveau débutant, 1990
Nouvelles du monde, 1990
Le niveau intermédiaire...à découvrir, 1991
Le niveau avancé: un tournant qui s'écrit, 1991
Voyage dans le temps, 1992
Trois Contes, 1993
Pour l'amour de la Chanson, 1996
La traversée du tunnel, 1997
Prenez le Tour de lire, 1998

Remerciements

Le Tour de lire remercie le Secrétariat national à l'alphabétisation et le gouvernement du Québec pour leur soutien financier.

Crédits

Conception et rédaction des textes
Michèle David

Correction
Line Robitaille

Édition et impression
Imprimerie RDI

Tour de lire 1999